Le frère du fils unique

Par Lire, publié le 01/12/2004

Le roman de Philippe Grimbert s'inspire d'un secret de famille, dont la révélation décida de sa profession de psychanalyste. Portrait d'un futur grand, couronné par le Goncourt des lycéens.

Un secret, de Philippe Grimbert, jaquette beurre, c'est le livre que les gens bouquinent ces jours-ci dans le TGV. 15,50 euros au Relay. Un roman paru en août, qui a d'abord connu un démarrage cahoteux. Jusqu'à l'invitation de l'auteur dans l'émission de Michel Field. Philippe Grimbert méduse l'animateur disert et son banc de pires nanas. Un type modeste qui écoute une question, prend le temps de réfléchir avant de fournir une réponse, c'est aussi saisissant qu'un ours des Pyrénées dans une télécabine. Aidé par quelques bons papiers dans des journaux prescripteurs, le soutien des libraires et le bouche-à-oreille, le livre vit sa vie sur les rayonnages. Et rebondit, auréolé du Goncourt des lycéens.

Effacé et discret, assis sur le bord d'un canapé de cuir gris, Philippe Grimbert aux yeux clairs est le premier surpris. Bien sûr, comme chez tous les psys, une collection de chouettes occupe le terrain. Philippe Grimbert dit qu'elles appartiennent à sa femme, qui n'est pas psy, elle. Lui, oui. Il consulte ici, dans cet appartement austère, près du square de la Trinité, à Paris. Au début, Un secret devait s'appeler le Cimetière des chiens. Olivier Nora et Martine Boutang, ses éditeurs chez Grasset, ont refusé tout net: un livre avec «chien» dans le titre, ça ne se vend pas. «Cimetière» non plus, ça ne doit pas être vendeur. Grimbert a fini par céder. Il a eu raison. Le livre caracolait parmi les meilleures ventes trois mois plus tard. 40, 45 000, 50 000 exemplaires pour un deuxième roman qui a figuré sur la liste du Goncourt.

Qu'est-ce qui fait le succès de ce livre? Pas l'écriture, elle est un peu machinale, endimanchée parfois. L'auteur s'efface tellement derrière son histoire qu'on pourrait la croire inventée de toutes pièces. Elle ne l'est pas. Vingt ans après la disparition de ses parents, Philippe Grimbert a choisi de dévoiler leur secret. Sans en faire tout un plat. En chuchotant. Comme s'il n'avait pas tout à fait son mot à dire, devant ces abysses scandaleux. Il raconte pourtant une vraie histoire, qui est aussi une histoire vraie. Et son récit bien tricoté mène le lecteur par le bout du nez.

Enfant, Philippe Grimbert, fils unique, s'invente un frère et donne son prénom à un ours en peluche. La première phrase de son livre est «Fils unique, j'ai longtemps eu un frère» ... Vers l'âge de quinze ans, la gaffe d'un cousin lui révèle que son père, Lucien, a été marié une première fois avant la guerre. Il a eu un fils, Michel. L'enfant et sa mère sont morts en déportation à Auschwitz. Si ses parents lui ont caché l'existence de ce demi-frère, c'est que son père a épousé... sa belle-sœur, mariée elle aussi avant-guerre, à un homme mort dans un stalag. Lequel était le frère de la première femme de son père... Honte et remords... Aussitôt, les deux icônes qu'étaient ses parents dégringolent de leur Walhalla et se transforment en êtres de chair et de sang, capables, et coupables, de désir. Son père le lui dira, jamais il n'avait vu de femme plus belle que sa belle-sœur... «Leur histoire, c'est toute la beauté, mais aussi l'horreur du désir, qui fait tout oublier pour l'assouvir.»

La bonne idée de Philippe Grimbert, c'est d'avoir fait des parents du narrateur deux magnifiques divinités sportives des années 1940, des gymnastes voués au culte du corps. «Moulée dans un maillot noir, coiffée d'un bonnet blanc qui souligne la pureté de ses traits, Tania est éblouissante. Projetée vers le ciel après quelques rebonds, elle fend l'air puis ramassée sur elle-même inscrit ses figures parfaites dans l'espace avant de filer vers la surface qui se referme sur elle sans une éclaboussure.» Dans son livre, tout est vrai et rien n'est vrai, puisque l'auteur a tout refabriqué.

Ses vrais parents, apprenant qu'il sait, se déclarent soulagés: «On voulait te le dire à dix-huit ans.» Grimbert, baptisé à l'église catholique, apprend dans la foulée qu'on lui a aussi dérobé son identité: le nom de son père, juif, s'orthographiait «Grinberg». «Bref, de quoi produire un névrosé, donc un psy», sourit-il avec gentillesse. De lui, son éditrice dit: «Grimbert est absolument adorable. Oui, je sais, ça paraît tarte, mais il est vraiment gentil.» Tellement gentil qu'il n'a jamais éprouvé de rancune à l'égard des siens. En dépit du malaise latent qu'il a ressenti au cours de son enfance: son père, parfois, regardait avec dépit ce garçon un peu écrasé, qui n'avait jamais le sentiment d'être à la hauteur.

Après la révélation du secret familial, Philippe Grimbert a fait des études de psychologie (à Nanterre en Mai 68), puis a été une dizaine d'années en analyse chez un lacanien, avant d'ouvrir son propre cabinet. «La psychanalyse, dit-il, c'est un art de vivre.» Lui quitte parfois le terrain de la neutralité bienveillante afin de bousculer ses patients. Il les reçoit dans un cabinet couvert de livres, le divan est une lounge chair de Le Corbusier en cuir fauve, la séance est à 50 euros. Enfin ça, ça se discute. Philippe Grimbert est un peu gêné de parler d'argent. Ce qu'il aime dans son métier, c'est découvrir l'enquête presque policière, la résolution de l'énigme qui commande une destinée. «Tout peut s'écrire différemment quand on prend son histoire en main.» Il dit que grandir, c'est cesser de lutter contre soi-même pour ne plus être son pire ennemi. Il travaille aussi dans deux instituts médico-éducatifs, à Asnières et à Saint-Cloud, auprès d'adolescents autistes ou psychotiques. Chez Hachette Littératures, il a publié des livres de psy. L'un s'intitulait Evitez le divan. Petit guide à l'usage de ceux qui tiennent à leurs symptômes. Dans Psychanalyse de la chanson, actuellement réédité en collection Pluriel, il explore les ressorts de la variété. Pourquoi les paroles de certains chants imprègnent-elles notre mémoire? Pourquoi un air fredonné soulève en nous tant d'émotion? Il a composé une chanson pour un spectacle d'Alfredo Arias, c'est une des fiertés de sa vie, parce qu'il est musicien.

Aujourd'hui, Grimbert ouvre ses archives familiales devant des classes de lycée, étonné de pouvoir évoquer avec une très grande tranquillité un secret qui l'a tellement affecté. Ses deux parents sont morts il y a vingt ans. Suicidés ensemble. Il ne collectionne pas les chouettes, mais des originaux de dessins animés de Walt Disney. Comme un petit garçon

 

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