Le vol du ruban

À seize ans, Rousseau entre comme laquais chez Mme de Vercellis. Mais celle-ci et ses biens sont dispersés. Rousseau a volé un petit ruban rose appartenant à la nièce de  Mme de Vercellis, Mlle Pontal



La seule Mlle Pontal perdit un petit ruban couleur rose et argent, déjà vieux. Beaucoup d'autres meilleures choses étaient à ma portée; ce ruban seul me tenta, je le volai et comme je ne le cachais guère on me le trouva bientôt . On voulut savoir où je l'avais pris. Je me trouble, je balbutie et enfin je dis, en rougissant, que c'est Marion qui me l’a donné. Marion était une jeune Mauriennoise  dont Mme  Vercellis avait fait sa cuisinière, quand, cessant de donner à  manger, elle avait renvoyé la sienne, ayant plus besoin de  bons bouillons que de ragoûts fins. Non seulement Marion était jolie, mais elle avait une fraîcheur de coloris qu'on ne trouve que dans les montagnes, et surtout un air de modestie  et de douceur qui faisait qu'on ne pouvait la voir sans  l'aimer. [...] On la fit venir; l'assemblée était nombreuse le comte de la Roque y était. Elle arrive, on lui montre le  ruban, je la charge effrontément; elle reste interdite, me jette un regard qui aurait désarmé les démons et mon barbare cœur résiste. Elle nie enfin avec assurance mais sans emportement, m'apostrophe, m'exhorte à rentrer en moi-même, à ne pas déshonorer une fille innocente qui ne m'a jamais fait de mal; et moi, avec une impudence infernale, je confirme ma déclaration, et lui soutiens qu'elle m'a donné le ruban. La pauvre fille se mit à pleurer et ne me dit que ces mots : « Ah ! Rousseau, je vous croyais un bon caractère. Vous me rendez bien malheureuse, mais je ne voudrais pas être à votre place. » Voilà tout. Elle continua de se défendre avec autant de simplicité, de fermeté, mais sans se permettre jamais contre moi la moindre invective. Cette modération, comparée à mon ton décidé, lui fit tort. Il ne semblait pas naturel de supposer d'un côté une audace aussi diabolique, et de l'autre une aussi angélique douceur. On ne parut pas se décider absolument, mais les préjugés étaient pour moi. Dans le tracas où l'on était, on ne se donna pas le temps d'approfondir la chose ;  et le comte de la Roque, en nous renvoyant tous deux, se contenta de dire que la  conscience du coupable vengerait assez l'innocent. Sa prédiction n'a pas été vaine ; elle ne cesse pas un seul jour de s'accomplir. [...]

Ce souvenir cruel me trouble quelquefois et me bouleverse au point de voir dans mes insomnies cette pauvre fille venir me reprocher mon crime, comme s’il n’était commis que d'hier.


 

Jean-Jacques Rousseau, Les Confessions Livre II

 

AXES D'ETUDE:

1) Le récit de la faute: Peut-on tout dire? Comment et dans quel but?

2)Une mise en scène théâtrale: la théatralisation de l'épisode

3)Le regard distancié et les enjeux: L'adulte observe  l'enfant? Transparence ou obstacle?

 

Problématique: La sincérité est-elle possible et désinteressée dans les Confessions?

 

Retour à l'accueil